- INTELLECTUEL ET SOCIÉTÉ
- INTELLECTUEL ET SOCIÉTÉC’est à travers trois exemples qu’on peut poser utilement la question toute contemporaine du statut des «intellectuels». Voici, d’abord, qu’au Ve siècle avant notre ère des hommes au «langage sonore», qui prétendent à la connaissance encyclopédique et à l’art du discours, s’installent à Athènes, la Cité démocratique par excellence, pour y enseigner tout ce qu’un citoyen doit savoir, théoriquement et pratiquement, s’il veut jouer correctement son rôle, tant dans le domaine privé que dans l’activité publique; ils ouvrent des écoles où se pressent les fils des nobles qui sentent bien qu’il n’est d’autre avenir que celui de la démocratie et les fils des «parvenus», commerçants, gros artisans, techniciens détenteurs d’un savoir-faire novateur qui veulent donner à leurs enfants les moyens de participer efficacement à la vie politique. Ces professeurs, eux-mêmes, quelquefois, se nomment «sophistes»; c’est ainsi que Platon les désigne constamment. Oi sophistai : à prendre la traduction du terme sophos d’alors, la bonne lecture ne serait-elle pas plutôt «intellectuels»?Au XVIIIe siècle – c’est le deuxième exemple – à Paris, et d’une autre manière, plus sérieuse théoriquement peut-être, en Angleterre, des penseurs, qui se disent philosophes , se dressent contre la tradition, contre l’institution qui enseigne (l’Église), contre la métaphysique et la religion codifiée; ils n’ont en commun que leur haine pour un passé qui étouffe le présent, que leur attachement pour les formes nouvelles de la connaissance: les sciences expérimentales et leurs applications techniques; ils veulent qu’à cette «civilisation» nouvelle qu’annoncent Newton et les progrès technologiques corresponde une organisation différente de la société. L’histoire de la pensée les désigne tantôt comme écrivains tantôt comme philosophes. Ne sont-ils pas plutôt des intellectuels?Enfin, notre époque radicalise les deux exemples précédents, les réactualise et, par eux, s’éclaire. Cette fois, aux environs de 1934-1935, dans les démocraties libérales, des hommes se déclarent «intellectuels»; ils se constituent comme groupe; ils invoquent une responsabilité qui leur est propre; ils prennent à charge la part de lutte qui leur revient contre des régimes persécuteurs des savants, des hommes de lettres, des artistes non strictement soumis; ils entrent dans le jeu des forces politiques; par exemple, les intellectuels français, entre autres André Gide, André Malraux et Jacques Soustelle, contribuent indirectement au Front populaire. Plus récemment, après la Seconde Guerre mondiale, des philosophes comme B. Russell et J.-P. Sartre, des physiciens comme A. Einstein, des mathématiciens comme L. Schwartz – qui se déclarent eux-mêmes «intellectuels» – ont l’audace de s’ériger en tribunal. Aux États-Unis, des prix Nobel, atterrés par les conséquences mondiales que peut avoir la connaissance qu’ils ont promue, forment le groupe Pugwash, qui publie une revue et, forts de leur savoir, analysent les désastres qu’impliquerait, pour l’humanité, une utilisation non contrôlée du pouvoir de la science.Le concept d’«intellectuel» a-t-il donc un sens qui traverse l’histoire? Comment se fait-il qu’il y ait, en dépit des différences historiques, quelque chose qui rapproche le vieux Gorgias, Denis Diderot, Albert Einstein et Jean-Paul Sartre? Peut-on définir une classe ou une couche sociale regroupant ceux qui sont dits ou se disent «intellectuels»? Et, cela, différentiellement ou globalement? Si ce n’est pas possible, comment comprendre que des individualités réfléchies aient pu se croire investies (ou aient été investies) d’une mission (ou d’une fonction)? Si c’est possible, quel est donc le statut interne, la «place» sociale, la puissance de ce groupe apparemment si mal délimité?Bref, il s’agit d’abord de savoir si, de l’intellectuel, on peut donner une définition; ou, encore, d’éprouver la validité des critères en raison desquels il s’est trouvé prendre, dans la société, une place singulière.1. Un homme «in-classable»La référence à l’origine sociale risque d’être bien décevante. Que l’on interroge les trois périodes historiques prises en exemple, que l’on prenne d’autres points de repère, au XVIe ou au XIXe siècle, on verra que le «recrutement» social ne suffit pas à situer l’intellectuel. Sans doute P. Bourdieu et J.-C. Passeron ont établi que, pour la période contemporaine, ceux qui participent, peu ou beaucoup, à l’intellectualité, ceux qui sont reconnus comme tels appartiennent à la catégorie des «héritiers» (1964). La détermination est pertinente; mais à considérer le problème limite posé ici, elle ne suffit pas: les «professionnels» de l’intellect, ingénieurs, médecins, techniciens supérieurs, technocrates, administrateurs, professeurs ne se veulent point tous «intellectuels»; ils y sont, mais n’en sont point. Et que dire du métèque Protagoras, qui fait carrière à Athènes, de Diderot et de Rousseau, sans héritage, de Sartre et de Russell, à l’héritage trop lourd? Ou, en employant un langage plus classique, pour être intellectuel , il faut, plus qu’une implantation, une motivation, plus ou moins consciente; et, bien sûr, cette motivation trouve son sol dans une culture acquise; toutefois c’est là une condition nécessaire, mais non suffisante.Va-t-on alors faire intervenir le métier? Il est bien vrai que la sociologie oppose volontiers travail manuel et travail intellectuel; et que cette distinction a une origine lointaine, puisque la Grèce classique ne comprenait comme labeur , au sens strict du terme, que l’activité qui fatigue le corps et classait les travaux de l’esprit comme ressortissant au loisir. Mais il est vrai aussi que cette distinction – contre laquelle s’est dressée théoriquement et pratiquement la critique marxiste – est singulièrement floue. Dès qu’on essaie de la préciser, aujourd’hui, on voit apparaître des contradictions multiples. Intellectuel ou manuel, le sculpteur, le chirurgien ou le chimiste? N’est-ce point introduire un critère bien grossier que de classer l’activité laborieuse d’après le nombre de muscles mis en jeu? Là encore, la définition est purement limitative: il est avéré que la subsistance de l’intellectuel ne dépend point de sa puissance musculaire, que sa fatigue n’est pas du même ordre que celle du docker. Mais ce n’est là qu’un symptôme d’une situation plus profonde que la référence au seul statut professionnel ne parvient pas à cerner.On n’aura pas meilleure chance en s’adressant à cette autre catégorie sociologique qu’est le niveau de vie. Quand il est question des paysans, la différence faite entre les pauvres, les moyens et les riches est significative d’une position réelle dans la société. Quand on a dit que l’intellectuel – de par son revenu – fait partie des «classes moyennes», on n’a rien dit, ni de sa place, ni de son activité. On a simplement noté que, selon la catégorie d’intellectuels à laquelle il appartient, il est dans l’aisance, et dans une aisance toujours menacée. Il y a des intellectuels «riches» – qui, cependant, se signalent comme intellectuels actifs – et des intellectuels «pauvres» – qui ne s’inscrivent point pour autant dans la mise en question.Aura-t-on une meilleure manière d’aborder le problème en se demandant, selon l’analyse principielle proposée par Karl Marx, quelle(s) fonction(s) les intellectuels occupent dans la production sociale ? Il est bien évident que c’est dans cette optique qu’il est possible de serrer d’un peu plus près la question. Et, cependant, les résultats risquent d’être ambigus. Les actions révolutionnaires résolues, menées par les enseignants et les étudiants, par les «intellectuels», singulièrement aux États-Unis, en France, au Japon, en Italie, en Tchécoslovaquie, en Allemagne fédérale, peuvent laisser croire que, dans cette perspective précise, s’est constitué un groupe social ayant une mission particulière. Ainsi, plusieurs études, consacrées aux événements de mai-juin 1968 en France, ont essayé d’expliquer le rôle joué par la jeunesse intellectuelle en attribuant à celle-ci une fonction sociale spécifique dans le système de production...Paradoxalement, ces analyses, qui se réclament d’un marxisme intransigeant et dont certaines sont partiellement pertinentes, négligent ce fait que seuls peuvent être considérés comme producteurs les ouvriers et les paysans. Les intellectuels ne sont en aucune manière producteurs, selon une conception matérialiste stricte: ils gèrent, ils «embellissent», ils réparent, ils transmettent, ils re-«produisent»... Où se trouvent-ils, dès lors? Parmi les salariés qui, objectivement, sont des «prolétaires», mais qui, de par leurs fonctions, se trouvent étroitement tributaires de la classe dominante et de son idéologie. Ainsi le repérage par la seule référence à la fonction dans la production n’apporte pas une détermination qui soit plus efficace. Bien qu’elle soit plus précise, elle demeure limitative.2. Un projet politique de démystificationDans une telle situation, l’analyste se voit contraint, au moins provisoirement, de prendre la situation de l’intérieur, c’est-à-dire de s’adresser aux déclarations des intellectuels actifs eux-mêmes, lorsque, objets de polémique, ils tentent de définir et de défendre leur statut.Si l’on s’en tient aux trois groupes historiques que nous avons pris arbitrairement pour exemples, ce à quoi prétend l’intellectuel qui se veut tel, du sophiste au «juge» du tribunal Russell en passant par le philosophe du XVIIIe siècle, c’est à être l’instituteur et l’avocat de la liberté politique, des droits de la personne, l’architecte d’une société transparente où coïncide pleinement l’individu et le citoyen. Sans doute, tel ou tel aspect l’emporte, en fonction de la conjoncture; mais une certaine structure subsiste, qui peut permettre peut-être de définir, superficiellement et différentiellement, les intellectuels comme groupe et comme instance.Ce qui caractérise, en premier lieu, l’intellectuel actif, dans sa conscience et dans la connaissance qu’il vise à donner de lui-même, c’est qu’il prend parti. Et qu’au moment où il s’engage et prend des risques il refuse d’être d’aucun «parti» – au sens plus strictement politique du terme. Gorgias et Protagoras, comme Diderot, comme Russell et Sartre participent étroitement à la lutte politique de leur époque; ils se sentent politiques hors du politique. Pour eux, tout se passe comme si l’inféodation à une organisation politique impliquait nécessairement un préjugé, un pré-jugement restreignant la liberté circonstantielle d’appréciation. Ils se veulent de parti, mais non d’un parti; leur parti pris est de n’être d’aucun de ces partis qui travaillent à la même cause que celle qu’ils servent, afin de les mieux défendre et de les mieux éclairer. À parler psychologie, ils oscillent constamment entre l’enthousiasme et la méfiance.Et, cependant, la fermeté de l’intellectuel «engagé» est grande: Gorgias est menacé d’exil, Diderot va en prison; et, par deux fois, le comte Russell est incarcéré par la très libérale Couronne britannique. La raison en est que l’intellectuel est, par essence, contre le pouvoir, c’est-à-dire contre une société qui se refuse à la transparence et à la vérité, alors qu’elle affirme tranquillement que ce sont là ses principes fondamentaux. Ainsi l’action de l’intellectuel est de démystification: il s’agit, pour lui, d’évaluer, de mettre en évidence le décalage existant entre les valeurs reconnues pour décisives par la «société globale» – c’est-à-dire par l’ordre dominant – et leur réalisation juridique, administrative et sociale. Il s’agit de développer, par la parole et par l’écrit, une critique de la réalité existante et cela au nom de la liberté.Dès lors, le métier – d’enseignant, de savant, de chercheur, d’artiste, de juriste, de médecin – devient pour l’intellectuel un simple point d’appui. Ce n’est point de sa compétence spécifique qu’il tire sa vertu; celle-ci lui fournit seulement l’assiette sociale dont il a besoin pour faire entendre sa parole. Plus précisément, la haute qualification de l’intellectuel agissant lui confère une place dans la société, qui, selon les critères habituellement reconnus, lui permet de juger. Mais ce n’est point de ce lieu-là qu’il juge; précisément, il se veut au-delà de cette spécification. La chose est encore plus claire en notre temps. Ainsi, lorsque Albert Einstein prend vigoureusement parti contre l’utilisation stratégique de la force nucléaire, c’est, bien sûr, comme spécialiste qu’il intervient, en tant qu’il est plus apte à apprécier les conséquences de cette utilisation; mais, au vrai, ce qu’il dit alors ne dépasse pas l’information journalistique sérieuse. De même lorsque Jean-Paul Sartre analyse les responsabilités dans la guerre au Vietnam ou lorsqu’il se porte défenseur de la liberté de la presse, ce n’est pas exactement en fonction des démonstrations développées dans L’Être et le Néant et dans la Critique de la raison dialectique. Les travaux du physicien comme les recherches du philosophe apparaissent ici comme des «garanties» (ou comme des garants). Quant au contenu même des prises de position, il se place à un autre niveau, qui, précisément, est celui de l’intellect...Or, l’intellect n’est ni philosophe, ni savant, ni artiste. Il est à l’œuvre dans toutes les activités de découverte et d’invention; mais il les transcende. C’est au nom de ce pouvoir que juge l’intellectuel, dépositaire, du coup, d’une responsabilité supérieure. C’est comme représentant du citoyen moyen, tout aussi éloigné des pseudo-rudesses d’Aristophane que des subtilités de Socrate, que s’engage Gorgias, héraut de la majorité; Diderot et Condorcet sont les instituteurs du progrès; les «juges» du tribunal Russell s’installent dangereusement dans le «sens de l’histoire». Responsable , ainsi se définit l’intellectuel; non en raison d’un savoir, d’une croyance, d’une doctrine, non à cause d’une compétence, mais en fonction d’une volonté.3. Un «produit» agissant dans la conjonctureIl y a donc à connaître la nature de cette volonté, c’est-à-dire à définir le sol où elle s’enracine. Mais il faut faire une première hypothèse: cette volonté de mise en question n’aurait d’autre origine qu’elle-même, elle n’aurait nul besoin d’un lieu en quoi s’enraciner, et, même, l’idée d’un quelconque enracinement contredirait à sa signification réelle. Telle serait, par exemple, la perspective de l’intellectuel d’inspiration kantienne (et ne peut-on dire qu’au moins à l’époque moderne chacun l’est, peu ou beaucoup?). Du coup, la question posée serait sans objet. Reste ceci, qu’il est difficile d’éluder: comment lier dans un même mouvement de légitimation, dans une même activité, l’analyse kantienne – qui est principielle – et la dialectique marxiste – qui s’établit comme pratique théorique de la pratique; comment, si l’on accepte l’urgence des questions posées par Marx, qui se situent dans l’optique de la lutte des classes, accepter la neutralité supérieure qu’implique la notion d’un engagement pur et sans origine?... Cette position contradictoire, on peut tenter de la tenir: il n’est pas exclu qu’elle soit celle de Jean-Paul Sartre, par exemple...Elle est difficile, si difficile que des théoriciens de la culture ont tenté de la «dépasser». Ainsi Karl Mannheim et, plus généralement, les spécialistes de la sociologie de la connaissance ont essayé de mettre en place un statut de l’intellectuel qui, à la fois, le situe comme produit de la société et lui confère, par rapport aux autres couches sociales, une position privilégiée. L’intellectuel serait, entre autres, un «ex-classé», un individu que son origine et sa formation mettraient en quelque sorte à part, de telle manière qu’à lui serait donné de jouer sérieusement de l’engagement et du jugement désengagé. Il n’est pas tout à fait sûr que Max Weber, de son côté, que Lénine, d’un autre côté, que Gramsci, d’une autre manière encore – tous les trois convaincus du poids de la lutte des classes et sensibles, tous les trois, à l’action que menèrent, à diverses époques, les intellectuels –, n’aient pas souscrit, en fin de compte, à cette conception d’ensemble.Il reste qu’on voit mal – à moins de souscrire aux perspectives d’une sociologie empiriste et classificatoire – quelle position et quelle fonction attribuer aux intellectuels. Ce que ceux-ci disent d’eux-mêmes, qui est fragile et contingent, est, peut-être, ce qu’il y a de plus vrai. Et, en même temps, ce qu’il y a de plus faux: l’intellectuel qui se croit investi, omnitemporellement, au nom de l’homme et de la culture, d’une mission singulière et universelle. L’intellectuel est un produit ; et ce qu’il veut promouvoir s’introduit au sein d’une stratégie de classe, où son rôle est ambigu. Il n’y a pas de couche ou de groupe «intellectuel»: il y a des situations critiques – singulièrement prérévolutionnaires – au sein desquelles des individus (ou des formations d’individus), qui sont «surdéterminés» par ces situations mêmes, interviennent. On ne saurait universaliser l’effet de ces interventions: elles dépendent, foncièrement, de la conjoncture. L’intellectuel est tantôt une parure, tantôt une médiation, tantôt un catalyseur. Sa fonction est toujours dérivée; quand bien même, ici et maintenant, cet intellectuel, Gorgias, Diderot ou Lénine, aurait eu une fonction décisive. L’intellectuel existe conjoncturellement; il n’agit jamais comme tel... On en vient alors à se demander si l’analyse politico-sociale n’aurait point intérêt désormais à en éluder la notion.
Encyclopédie Universelle. 2012.